Fuite Pneumatique

Souvent, il avait regardé les gens au sortir des lieux de culte.
Il avait écouté leurs conversations, s’était même assis à leurs cotés.
Il avait respiré leur odeur, le parfum qui camoufle, et vu leurs mains trembler.
Il connaissait le chevrotement de leurs voix vides.

A plusieurs reprises, il avait poussé les lourdes portes,
Comme on sollicite l’habitant après un périple épuisant

Mais quelque chose sonnait faux. Quelque chose mentait.
A chaque tentative, il lui avait fallu quitter ces lieux.

Respirer dehors, pour ventiler dedans.

Après toutes ces années, alors qu’ au petit matin il y repensait, encore tout nuageux de la nuit passée à rêver trop fort, à rêver si vrai, Juan savait que derrière cette volonté puérile de s’afficher comme étant spirituel, il y avait une volonté de fuite du monde, dans le pneuma
Une fuite pneumatique…

Pfffffuiiiiiiit...une feuille est soufflée et s’envole en virevoltant. Joyeuse et créative, couleur d’ambre elle est imprévisible. Une courant d’air la neutralise soudain et l’aspire dans une rue sans issue, où elle ira rejoindre un tas informe et humide de congénères d’automne, tous inaptes au vol, incapables de vie.

Ce virage qui débouche sur une impasse incontournable lui était familier. Il l’avait pour sa part emprunté maintes fois, jusqu’à tracer un sillon dans le bitume. Aujourd’hui encore, il lui arrivait de frôler une des ruelles adjacentes. Juan y croisait des amis, des parents, des connaissances, des visages inconnus…tous prêts à s’engouffrer dans une stratégie de feuille morte.

Combien de fois avait-il essayé de courir aussi loin, aussi vite qu’il pouvait, d’échapper à toutes ces contraintes qui font le monde où il est né? Travailler, nourrir, se nourrir, acheter, être acheté, avoir et paraître.
Il serait bien arrogant d’amorcer une critique de cette tentative de fuite. Elle éclaboussait sa vie entière.
Mais certaines sorties de pistes sont plus irrécupérables que d’autres.

Inutile de sonder plus profondément son âme pour savoir ce qui l’avait également poussé sur cette voie: comprendre, pour mieux désamorcer les phrases toutes faîtes qui se répètent de livre en yeux, de bouche à oreille, puis se répandent en broyant tout sur leur passage.

Pourquoi, à force de répéter les choses, elles semblent devenir vraies?
Comme un titre insipide et formaté de radio finit par être véritablement incontournable…

La force, la fureur n’avaient jamais légitimé l’autorité à ses yeux. Il se huilait d’humour,et de solitude pour toujours glisser des mains de cette autorité performative.

-« C’est moi le chef, parce que je crie »
-« C’est moi qui ai raison parce que c’est moi le chef »
-« On fait comme ça, parce que c’est comme ça qu’on fait »

L’autorité doit être acceptée, reconnue, utile. Elle n’est alors plus autorité, mais ordre des choses. L’autorité cosmique. Cosmos.

Juan aussi avait été prostré par les cris des gens. Il avait senti le tsunami de terreur que des hurlements peuvent déverser. Lui aussi avait fini par croire que l’on a raison que si l’on crie fort… et lui aussi avait crié fort. De là, il avait senti les vrombissements sismiques de celui qui claque les portes, qui crie encore plus fort.

Il savait qu’en aucun cas il ne s’agissait d’une manifestation de certitude, mais bien d’un ébranlement profond des structures internes. C’est pas parce que l’on crie que l’on a raison.
Ni parce que l’on répète un argument qu’il devient vérité. Augmenter la densité de la forme, ne crée pas de fond. Au contraire.

Pourquoi tant de gens, y compris les plus malins, les plus aguerris se fourvoient et s’enroulent puis s’embourbent autour de la question religieuse?
Ce n’est plus un pas de côté pour ces gens, mais un grand écart, un déchirement musculaire permanent.
En approchant lui-même cette question religieuse, par plusieurs biais, par petites touches prudentes, il avait fini par esquisser une forme de compréhension.

De la religion en elle même, il n’y avait pas grand chose à attendre. Il s’agit de ressorts ancestraux qui s’actionnent lorsqu’un terrain compatible se trouve à portée. Une infection bactérienne sur un tissu affaibli, un début de nécrose sur un cœur apeuré.

Alors, les mécanismes s’enclenchent. Les gens suivent, comme ils iraient en guerre, comme ils suivraient un plan de carrière, comme ils iraient faire les courses. Il faut bien faire quelque chose.
Puis lorsque les gens suivent, on les fait aller ici ou là, selon ce qui arrange celui que les gens suivent. On plie les concepts, on modèle les modèles. Pas de problème, juste une stratégie politique.
Ceux qui voulaient suivre quelqu’un se font prendre dans les filets du religieux. Sauf que l’on ne va nulle part.
Ces gros poissons nagent exactement dans les courants qu’ils empruntaient jusque là. Ils forment simplement un banc de poissons mal dégrossis qui nagent ensemble dans le même océan que tout le monde.

Bruyamment, il chantent tous ensemble la merveilleuse chanson des poissons qui ont quitté l’océan. Mais ils sont bien là, et, en tas de feuilles mortes, humides et affaisées, ils parlent d’envol, de cieux, de joie, de liberté.

Religieux, pas religieux…les interactions, les aspirations, les élucubrations, rien ne change sauf l’étiquetage.

Parmi les diverses figures qu’il avait connues et qu’il pensait pouvoir éclairer de ses recherches, certaines personnes comptaient parmi ses proches.

Plus il avançait dans ses recherches et ses pratiques, plus il s’obstinait à vouloir trouver l’argument qui ferait mouche, celui contre lequel toutes les constructions s’effriteraient irrémédiablement….et plus il percevait qu’il n’y avait rien qu’il puisse faire.
Au contraire.

Cela avait rendu son approche encore plus sujette aux oscillations réflexes d’un coté ou de l’autre, mais constituait aussi un merveilleux champ de maturation et de libération.

Il lui semblait souvent dans cette démarche que toute l’ardeur qu’il mettait à vouloir sauver, éclairer, guérir n’avait pour seul effet que d’accroître la perdition, les ténèbres et le mal-être chez les personnes concernées.
Il lançaient des pierres à leurs édifices, elles les récupéraient pour se barricader davantage.
Il compris que plutôt que de s’armer encore et toujours, pour mieux parer à leurs parades, il serait bien plus avisé de laisser les murs de ces gens s’effriter d’eux mêmes, avec le temps, ou par l’affaiblissement de leur vigueur…
Une fois leurs tourelles vieillies, le soleil passerait sans effort au travers des ruines. Il atteindrait leur visage, et peut-être alors, ils se rappelleraient.

Juan avait continué de penser à eux, de panser pour eux, puis, avec le temps, avec le vent, tout s’envole.

Vent de terre, brise soudaine: c’est au cours de ce processus de plongée dans ce que l’on nomme abusivement ‘vie intérieure’, qu’il fut lui même profondément interpellé par certaines figures.
Clairement, ces personnes qu’il lisait, écoutait ou rencontrait étaient religieuses car affiliées à telle ou telle chapelle.
Mais ce n’était absolument pas tout.
Elles ne semblaient pas gagnée par l’infection de masse, mais détentrice d’un sérum d’immunité qu’elles partageaient en abondance. Encore eut-il fallu se savoir atteint.

Contrairement à tous les enfermements, les rétrécissements que reflétaient la grande majorité des pratiquants, eux n’hésitaient pas à élargir, à ouvrir, à approfondir.
ils ne s’arc-boutaient pas sur une terminologie ou une interprétation mais pénétraient le cœur des textes et des gens.
Au delà des traditions, par delà–parfois en dépit ou au dehors--des religions.

A la lecture de ces grands êtres, il était partagé. Déchiré, parfois.

Quitter les terres nourricières, se départir des contextes cultuels, culturels, ouvrir la porte du château à tous types d’individus plus ou moins éclairés, plus ou moins bien charpentés intellectuellement, beau parleurs, séducteurs, charlatans…
Cependant lorsqu’au fond de lui résonnaient les paroles de certains, l’hésitation n’avait plus de place. Certaines cordes de notre harpe sont si basses, que seul celui qui a vu sonner les siennes peut faire sonner les nôtres.

Lorsqu’il était encore enfant, Juan était resté silencieux devant les cordes d’un piano qui soudain, à la faveur d’un environnement propice, s’étaient mises à vibrer sans que sa main n’actionne de touches. Effet d’entraînement.

En sitar, ainsi, il se tenait souvent… dans le silence, sans faire, prêt à ce que les cordes résonnent.

La question qui le traversa ce matin là fut la suivante:
Est-ce que c’était cela la spiritualité? La réponse importait peu.
Au travers de ses murailles personnelles, il avait aperçu un espace infini de vérité, une relation à soi-même et aux autres où le mensonge n’a pas sa place.

Être spirituel, c’est être.
Dire que l’on est ‘spirituel’, c’est passer le coude par la fenêtre au feu rouge au volant d’une voiture de sport.
Entre « être » et « spirituel », s’ouvrent les portes d’une antre aux roches acérées et luisantes.
Il savait déjà qu’il n’y avait pas labeur plus éreintant (ni salvateur) que de les refermer.

Franck

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