Qui n’a jamais inventé un mot? Un besoin se présente, la base de données linguistique se compulse et rien ne semble correspondre à notre vision du mot nécessaire. À ce moment, s’opère alors un étrange phénomène. En prenant appui sur les mots avérés, surgit alors un vocable nouveau-né. Tenant à la fois de sa mère (la consonance crédible) et de son père (le signifié nécessaire), il apparaît au monde.
Avant même que l’on puisse le choyer quelque peu, comme il incombe à tout parent qui se respecte, le voilà déjà qui s’enfuit. Propulsé par son flagelle intrépide, il rejoint ses cousins sonores et se glisse de-ci de-là dans les conversations.
Au sein de la famille, puis du cercle amical, il se répand bien alors et connaît un succès qui aurait enorgueilli son grand père, eût-il encore été de ce monde éphémère.
Voici la vie rêvée du mot outil. Tout se poursuit ainsi dans un bonheur sautillant, jusqu’au jour où se trouvent sur le chemin de l’enfant prodige une paire d’oreilles aiguisées et des sourcils véloces. Dubitatifs, ils se soulèvent, interloqués par le toupet du jeune premier.
Comme neige au soleil, le subterfuge fond. Les mains qui applaudissent et les gosiers qui gloussent auront vite fait de trouver une autre bulle spéculative, excroissance langagière, qu’un individu pressé avec un accès partiel au langage aura déployé à la hâte, comme un magicien feint de s’extasier devant les cotillons, paillettes et confettis qu’il jette en diversion pour la millième fois.
Il est certainement fécond que l’on ausculte un instant le parallèle qui s’esquisse entre le mot sur lequel on dérape et les suites sociales pittoresques qu’il connaîtra d’une part, et la fabrication que l’on va faire du réel d’autre part, de laquelle on s’éprend puis qui nous dévore et se répand de bouche grossière en oreilles fainéantes.
A s’arranger avec les phénomènes, on finit par tricoter des manteaux d’illusions que les badauds s’arrachent tant ils sont faciles à porter. La traînée de poudre des raccourcis crée une bulle opaque entre le monde et le cœur. La gangue institutionnelle s’infiltre dans nos structures poreuses et insémine les os d’un doute viscéral, de filtres de compétition, d’urgences protocolaires.
Enfin, la patine familiale finit de bander l’arc de nos existences en direction du précipice au pire, des vents de circonstance, au mieux.
De la même manière que le mot factice finit par convaincre son créateur qu’il appartient à la réalité langagière depuis toujours, les convenances conceptuelles viennent combler un besoin de compréhension et se muent en certitude. Elles se densifient au point de convaincre leur hôte qu’elles sont l’expression directe de la réalité.
Jusqu’à ce que l’homme façonné des manières de saison croise le sage. D’un regard, celui ci le dénude. S’il est doux, il suggérera d’enlever son manteau puisque le temps ne s’y prête pas.
Lentement ou dramatiquement, l’homme s’épluche les pensées.
Existe-t-il un mot-valise que le silence n’héberge pas?
Comme avant, mais différent.
Déshabillé des mots, libéré des pensées, l’homme peut voir le monde où s’engouffrent les siens. Il bricole ceci, il invente cela, comme on laisse fuser un mot nouveau pour amuser la galerie, ou pour rappeler à tous que le langage n’appartient à personne.
Franck
